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Chaque année au mois d’août, la Tunisie chante la Femme. Cette année encore, dans un rituel sobre et suffisant, les officiels ont célébré l’admirable émancipation de la femme. Ils l’ont rendue consubstantielle avec la culture tunisienne. Tout en rappelant les efforts que la société et l’Etat devaient encore accorder à des mères, à des sœurs, à des filles, à des concitoyennes ou à des collègues.

Le 13 Août, célèbre-ton vraiment la Femme en Tunsie?

Comme souvent dans la vie, les questions d’argent sont sensibles. Alors, l’héritage a semblé être le couronnement qui manque à la femme en 2019! Pourtant déjà, des personnalités du monde civil s’étaient interrogées voire indignées que parmi les femmes qu’on décore des insignes de la République ne figuraient­ pas­ nombre ­de ­méritantes ­et­ de ­gloires ­nationales, qui auraient non seulement apprécié être illuminées de la reconnaissance mais auraient aussi été les phares d’esprits féminins ­en ­manque­ de ­figures ­de­ proue.

La célébration nationale était concomitante avec le dépôt des candidatures aux élections présidentielles, qui suivaient elles-mêmes les législatives. Dans un pays fondé par une femme (du moins dans la conscience commune et dans les livres d’histoire qui façonnent en partie le champ des possibles et des obstacles), il ne restait pour succéder peut-être à la fameuse Reine Didon que 2 candidates sur 26 (7.7%). Deux dames seulement ont humé assez de jasmin et de liberté révolutionnaires pour s’élever au-dessus de la mêlée et proposer leur vision, leur audace ou leur rébellion politique.

Les femmes et ces chiffres qui ne trompent pas

Deux candidates seulement pour guider une République qui compte pourtant autant de femmes que d’hommes (50%). Deux candidates pour une nation qui, depuis 2011, pour illustrer l’égalité inscrite dans la constitution, ou manifester son respect, a rendu la femme juste égale à 15 petites ministres sur 146 (10.3%) pour gérer 4.6% du budget total. Aussi, les têtes de listes proposées pour les législatives parachèvent cet admirable triomphe de quelques poussières d’étoile, à peine plus riches de quelques unités dans un océan de masculinité patriarcale et réminiscences de domination de la femme par l’homme.

Il est attesté que le féminisme souffre avant tout d’une autocensure et d’un manque d’assurance pour aller cueillir ses rêves et réaliser sa vie. Pourtant, les études sociologiques ou économiques démontrent nettement que la femme est un vecteur de réussite et d’intelligence collective. Et pourtant il faudra arracher de forte lutte, de forte mobilisation et de forte intelligence la place qui leur échoit. Parce que la condition de la femme est avant tout un fantasme en Tunisie !

Je ­ne ­suis ­pas­ né­ en­ Tunisie­ et­ je­ n’y­ ai ­pas­ grandi.
J’y­ suis­ arrivé au hasard de deux rencontres qui ont bouleversé ma vie. Mais cela est une autre histoire. L’essentiel est qu’ayant ouï tant de belles choses sur l’émancipation et les droits de la femme bourguibienne, j’avais une impression et une attente ­égale­ de ­modernité ­et ­de ­libération ­sociale.­
J’admets ma naïveté… Et ma méconnaissance de la femme tunisienne avant de m’installer à Tunis en 2013.

“WE CANNOT ALL SUCCEED WHEN HALF OF US ARE HELD BACK.” –

MALALA YOUSAFZAI

Perception et réalité: un décalage qui ne pardonne pas

La situation de la femme est en décalage avec la perception commune. Pour s’en rendre compte, reprenons le baromètre du World Economic Forum qui propose un panorama objectif et complet de la situation de la femme dans le monde. Ainsi, il distingue quatre dimensions : l’accès à l’éducation, l’accès à la santé, la participation dans l’économie et l’inclusion politique. Selon ce baromètre, la Tunisie se classe 119ème sur 149 pays analysés en 2018, et chiffre l’écart entre les deux sexes de 35% environ.

Loin de l’autosatisfaction ambiante, ces chiffres pointent une piteuse performance. Ils renvoient la Tunisie parmi les cancres de la civilisation actuelle, tant elle n’offre à ses femmes qu’un pis-aller d’émancipation. Pour reprendre les conclusions de l’étude, la Tunisie réduit l’écart global. Mais celui des salaires et de l’espérance de vie continue d’augmenter.

Ainsi, les femmes tunisiennes réalisent la 127 ème performance dans l’accès aux fonctions managériales. La 133 ème place en termes de gains salariaux sur 149 pays. Cela est d’autant plus fâcheux que les femmes ne représentent que 27.1% de la population active. Ce qui met à mal les conceptions socio-culturelles de son émancipation. Paradoxalement, la très mauvaise participation de la femme à la vie politique ne la handicape pas particulièrement à l’échelon international, car on ne fait pas beaucoup mieux ailleurs. Mais gageons que ce n’est qu’avec l’exigence d’égalité parfaite sur les listes électorales et au sein de directions politiques qu’on pourra voir un jour une dame à un poste régalien.

Drapeau

Enfin, ­la ­Tunisie ­peut ­légitimement ­prétendre ­à ­une place de choix au sein du monde arabe. Mais elle fait à peine mieux que l’Algérie ou l’Egypte qui n’irriguent pourtant pas leurs nations de discours d’autosatisfaction. Ni de propagande qui empêche de réformer et d’adresser les problèmes sociaux. Le monde arabe est bon dernier dans ces classements. Sa rigidité socio-politique le contraint à opprimer plutôt que libérer. Alors, si l’œuvre de Bourguiba était sans doute révolutionnaire à son époque, elle s’est vite enrayée. Aujourd’hui le pays patauge dans une gloire passée et un discours stérile.

Il faut certes souligner les efforts consentis et les avancées de la nation, dans les domaines de l’éducation, de la santé ou de la violence si ancrée dans la culture. Mais je ne pense pas qu’il faille se gargariser de lacunes abyssales dans les domaines économiques, politiques et culturelles. La Tunisie n’a peut-être pas vocation à rattraper les pays scandinaves au cours de la prochaine décennie. Mais il ne devrait y avoir aucun obstacle pour que comparativement le Ghana, le Nicaragua ou le Cameroun proposent à leurs femmes des opportunités plus merveilleuses que sur les rives de Carthage. Parmi les chantiers premiers, citons une plus grande participation à la vie active, l’égalité salariale, la promotion des femmes aux postes de leadership économique et politique. Vous y arriverez !

Par Kais Djelassi

Kaïs Djelassi est dirigeant, stratège, économiste et militant politique.
Diplômé de Sciences Po Paris, du MBA de l’INSEAD et ingénieur.
Après un parcours international, il s’engage pour les changements socio-politiques en Tunisie


Article paru dans La Sultane #48 en 2019


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