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Il n’existe qu’une seule harpe classique en Tunisie. À l’abandon depuis des décennies quand Maia Darmé, la harpiste du groupe «Harkan» l’a restaurée avec l’aide d’un spécialiste français des harpes anciennes. C’est une harpe Erard de style Gothique à 47 cordes datant de 1908. Numéro de série 3433, elle est achevée et mise en vente au magasin de Paris le 5 novembre 1908. 4 jours plus tard, le 9 novembre 1908 précisément, elle est achetée par Mme Fournier. Le 17 mars 1948, une certaine Mme Lesieur la revend à son fabricant, Erard. Le 2 septembre 1948, elle est envoyée à l’Orchestre National de la Radiodiffusion Française à Tunis (créé deux décennies plus tôt en 1934).

Sébastien Erard, le fondateur de la maison Erard, n’est nul autre que l’inventeur du mécanisme de pédales à double mouvement qui permet de jouer les demi-tons, autrement dit l’inventeur de la harpe de concert moderne. La première harpe à pédales à double mouvement est achevée en été 1810 au terme de 8 ans de travaux (la légende veut que Sébastien Erard n’ait pas quitté son atelier ni ses habits pendant trois mois pour enfin la finir, et qu’il ait bien failli y laisser la vie). Cette invention d’Erard arrive après trois siècles d’expérimentations et d’essais, plus ou moins fructueux, des luthiers pour faire sortir la harpe de son diatonisme. C’est une révolution, qui permet enfin à la harpe d’être reconnue comme un instrument à part entière, digne de l’intérêt des compositeurs et digne d’une place au sein de l’orchestre. Le succès est immense et immédiat.

Le nouveau mécanisme consiste en une pédale par note avec pour chaque pédale 3 positions. Toutes les cordes sont par défaut en bémol et les pédales en position haute: à chaque fois que l’on descend une pédale d’une position, les cordes de la note correspondante sont raccourcies par des ‘fourchettes’ métalliques et leur son monte d’un demi-ton. Sur chaque corde, le harpiste peut donc jouer une note bémol, bécarre ou dièse. Erard modifie en même temps la courbe de la console (la courbe étant auparavant mal calculée les cordes cassaient sans cesse), raccourcit le cadre et utilise des cordes différentes, plus solides et plus tendues (donc plus sonores) et aux diamètres proportionnels aux longueurs.

Le modèle de la harpe de l’orchestre tunisien, le modèle Gothique, doit son nom aux ornementations particulières de la colonne. Il a marqué l’histoire de la harpe de concert. C’est celui qui aura été le plus populaire de tous les modèles Erard au cours des siècles, le plus vendu. Il est introduit par Pierre Erard (le neveu de Sébastien Erard, qui a pris la relève), en 1835. C’est le premier modèle de harpe qui est assez solide pour pouvoir monter des cordes d’un diamètre plus fort, et avoir dans les basses des cordes filées sur acier au lieu de cordes filées sur soie (qui donnaient bien moins de son). La harpe n’avait jamais eu un son aussi puissant ni été si fiable et robuste. Tous les grands harpistes et orchestres de l’époque l’adoptent immédiatement, les autres harpes que l’on pouvait trouver à l’époque en France étant à des années-lumière de ce que proposait désormais Erard. Au tournant du siècle, quand la harpe de l’orchestre est construite, ce modèle domine complètement le marché de la harpe.

C’est pour ce modèle que Ravel écrit, trois ans avant la naissance de la harpe de l’orchestre, son Introduction et Allegro – une commande d’Erard pour asseoir la suprématie de sa harpe sur les autres types de harpes qui cohabitent encore (en particulier la harpe chromatique à double rangée de cordes de Pleyel, pour faire la publicité de laquelle Pleyel venait de commander à Debussy ses Danses). Ce modèle symbolise véritablement l’âge d’or de la harpe de concert moderne inventée par Erard.

La harpe de l’orchestre est en érable, laiton, avec des décors sur la colonne constitués de moulures de bois et d’ornements appliqués en composé du doreur. La table d’harmonie est ‘droite’ (étroite), comme toutes les harpes de l’époque. Cela signifie que le son porte moins que les harpes récentes à table ‘large’, qui ont une superficie de bois entrant en résonance plus importante. D’autant plus que cet instrument est conçu pour des cordes moins tendues que celles les harpes actuelles (la 438 au lieu du 440 ou 442 actuel). Mais en contrepartie cette harpe présente une grande précision d’attaque, en particulier dans les basses (qui résonnent moins et sonnent moins ‘flou’) et un timbre très défini.

Maia Darmé, qu’a-t-elle de particulier cette harpe que vous avez restauré?

M D: Elle est très ancienne pour une harpe. Vu la très forte tension des cordes sur le bois (le bois est soumis à plus de 2 tonnes de tension en permanence, et il faut qu’il soit très fin pour vibrer au maximum), les harpes ont une durée de vie courte par rapport aux autres instruments à cordes comme le violon par exemple. Les harpes qui survivent plus d’un siècle sont rares et celle-ci a déjà 111 ans! Et surtout, c’est un vrai miracle qu’on ait pu la restaurer et qu’elle n’ait pas été plus endommagée, vu les conditions dans lesquelles elle avait été stockée depuis les années 1950: trimballée de couloir en bureau pour décorer, sans housse de protection, cognée dans tous les sens (les ornementations recouvertes de feuilles d’or ont été assez maltraitées), beaucoup de changements de température (ce que le bois n’apprécie guère en général…) Par chance, aucune des fissures du bois n’était «irrécupérable».

F M: Cette harpe est un des tous premiers modèles de harpe classique moderne…

M D: Elle a été fabriquée par l’inventeur du type de harpe qu’on utilise actuellement (la «harpe à pédales»). Donc un peu comme une pièce de musée! Pour le contexte: la harpe est un instrument très ancien, qui date de la préhistoire (des harpes primitives sont apparues sur différents continents à la même période quand les chasseurs ont commencé à utiliser des arcs et ont réalisé que la corde faisait un son). Mais ce que très peu de gens savent c’est que la grande harpe qu’on voit dans les orchestres est une invention très récente.

On l’appelle «harpe classique», «harpe de concert» ou «harpe à pédales» et elle a un mécanisme incroyablement complexe d’une précision d’horlogerie caché sous le bois: plus de 2000 petites pièces, des tringles d’1,5 mètre de long à l’intérieur de la colonne, et 7 pédales près du sol, qui ont 3 positions chacune (soit 343 différentes configurations possibles, que le harpiste modifie en permanence avec les pieds !). C’est ce mécanisme de pédales qui permet de jouer toutes les notes (les “altérations” pour les musiciens, qui correspondent aux touches noires du piano). Mais il est tellement sophistiqué que les luthiers se sont arrachés les cheveux dessus pendant des siècles avant de trouver un système qui fonctionne. Avant cette invention, les harpes étaient limitées, c’est pour cela qu’on n’en trouvait jamais dans les orchestres de musique classique.

F M: Ce genre de harpe n’est plus fabriqué?

M D: Et ne le sera plus jamais. De plus, elle se fait de plus en plus rare. Erard a fermé ses portes depuis longtemps. C’est un peu comme si on avait retrouvé un Stradivarius quelque part d’absolument inattendu, en piètre état, et réussi à restaurer pour qu’il rejoue. Par rapport aux harpes qu’on construit et qu’on utilise actuellement, cette harpe est beaucoup plus petite, ce qui fait que le son est moins fort. Comme la caisse de résonance est plus petite, moins de surface de bois entre en vibration. On a aussi continué à améliorer le mécanisme des harpes depuis, tout en gardant la même idée de base, pour le rendre plus fiable, plus précis à régler et plus facile d’utilisation pour les harpistes. Ce qui signifie que personne ne fabrique le genre de mécanisme de la harpe tunisienne maintenant et il est impossible «d’acheter des pièces de rechange». Cette harpe était un peu comme le premier prototype. Mais elle a beaucoup d’âme, un très beau timbre et une grande précision d’attaque dans les basses. Musicalement parlant c’est un instrument de grande valeur, simplement différent.

F M: Quelles sont vos impressions après avoir restauré une harpe datant de 1908 et appartenait à l’Orchestre National de la Radiodiffusion Française à Tunis?

M D: Je suis vraiment heureuse qu’on ait pu la restaurer et qu’elle joue aussi bien maintenant. Il faut comprendre que très peu de gens savent restaurer et entretenir ce genre de harpe ancienne, qui est différente techniquement parlant des harpes actuelles et dont les pièces ne se produisent plus, sont introuvables sauf à les récupérer sur une autre harpe de la même époque et du même facteur qu’on sacrifie. Comme j’avais déjà eu à réparer une harpe similaire, j’ai pu faire moi-même une première restauration de base, mais ensuite j’ai eu de la chance qu’un des seuls spécialistes au monde de ce type de harpe accepte de venir de Paris pour s’occuper des choses qu’il restait à régler. Ensuite je suis encore plus heureuse à chaque fois qu’elle est jouée, parce qu’il n’y a rien de plus triste qu’un instrument à l’abandon, et à chaque fois que quelqu’un vient me dire avec des étoiles dans les yeux que c’est la première fois qu’il entend une harpe en vrai.

Et puis j’espère qu’un jour elle servira à des harpistes tunisiens aussi! Si on m’apprenait un jour qu’elle a pu servir à former une génération de harpistes en Tunisie, je serais aux anges !

F M: Comptez-vous en faire usage lors de vos spectacles?

M D: Oui, tant que l’Orchestre Symphonique Tunisien, à qui elle appartient, a la gentillesse de me la prêter, et tant que j’ai le bonheur d’être invitée à venir faire des concerts en Tunisie ! Je jouerai dessus à chaque fois que j’en aurai l’occasion, parce que je pense que c’est important de la faire connaitre au public tunisien. C’est un patrimoine national dont il y a de quoi être fier… Et puis malheureusement les mélomanes tunisiens n’ont pas souvent l’occasion d’entendre de la harpe classique !

Mais je ne suis pas la seule à jouer sur cette harpe. Maintenant qu’elle est restaurée, elle peut servir à tous les harpistes qui viennent faire des concerts en Tunisie (par exemple quand l’Orchestre Symphonique Tunisien joue ou quand des orchestres étrangers sont invités pour des festivals en Tunisie). C’est la seule harpe classique qui existe en Tunisie et vu qu’il est compliqué, assez risqué et très cher de déplacer une harpe classique par bateau ou par avion, en général les harpistes empruntent une harpe sur place quand ils se déplacent pour un concert, un peu comme les pianistes. Alors si je vous voyez une harpe dans un concert de musique classique en Tunisie c’est forcément celle-ci. Quand je joue autre chose que du classique par contre, je joue plutôt sur ma harpe électrique, que j’amène avec moi dans l’avion (elle est moins encombrante et plus solide !). Elle me permet d’aborder d’autres styles musicaux (electro, musique du monde, rock, metal…) et elle est plus adaptée pour les grosses scènes où les instruments doivent être amplifiés. Par contre, je ne peux pas jouer de musique classique avec, parce qu’elle n’a pas ce fameux système de pédales qu’a inventé Erard.


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Source: La Sultane #43


Propos recueillis par Firas Messaoudi