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Wafa ­Ghorbel­ est ­l’un­ de­ nos ­coups ­de coeur. Elle a accepté de répondre, avec ses mots, à nos questions. J’ai­ une­ affection ­particulière ­pour ­les plumes ­féminines.­ J’aime­ ce­ mélange de force inébranlable et de vulnérabilité, à ­la­ limite­ de ­la ­fragilité.­ J’aime­ l­’esprit créateur et la sensibilité artistique l­orsqu’ils­ se ­conjuguent­ au­ féminin. Entretien avec une artiste…

Wafa Ghorbel, parlez-nous un peu de vous. Racontez-nous qui vous êtes, votre cursus. En d’autres mots, parlez-nous de la femme que vous êtes.

Wafa Ghorbel : Je suis universitaire, écrivaine et chanteuse tunisienne (dans un sens ou dans l’autre, pas de préférence pour l’un des trois domaines qui constituent ma vie). J’ai dit «tunisienne », mais il serait plus judicieux de dire «franco-tunisienne ». Et il s’agit, au-delà de la binationalité au sens primaire du mot, d’une double appartenance culturelle revendiquée et délibérément cultivée.

Je suis également épouse et maman d’un petit garçon de cinq ans.
Pour ce qui est de mon cursus, j’ai obtenu une maîtrise en Langue et Lettres Françaises en Tunisie (Sfax). On m’a accordé une bourse d’État qui m’a permis de réaliser l’un de mes rêves : terminer mes études supérieures en France.

J’ai soutenu quatre ans plus tard une thèse de doctorat en Littérature et Civilisation Françaises, à la Sorbonne Nouvelle ayant pour sujet « Le Mal dans l’œuvre romanesque de Georges Bataille ». Après l’obtention de ce doctorat, j’ai eu envie de m’éloigner un moment de l’université. Je me suis consacrée essentiellement à la musique qui a toujours fait partie de ma vie, parallèlement à mes études. J’ai réalisé mon premier projet musical avec le pianiste franco-libanais Elie Maalouf, en reprenant Fairouz à ma façon. Quelques années plus tard, toujours en France, j’ai collaboré avec le pianiste et jazzman français Edouard Bineau. Notre spectacle s’appelait « Oriental Jazz Standards ». Il s’agissait de reprises des standards du jazz (principalement américains) en langue arabe (littéraire ou dialectale). J’ai moi-même traduit, écrit ou réécrit les textes.

J’ai, en même temps commencé la rédaction de mon premier roman Le Jasmin noir.
En 2007, j’ai décidé de rentrer en Tunisie pour renouer avec l’université en tant qu’enseignante, cette fois-ci. La rédaction du Jasmin noir est achevée en 2008 mais la publication ne s’est faite qu’en 2016, chez La Maison Tunisienne du Livre. Le roman a obtenu le Prix Découverte dans le cadre du Comar d’Or, dès sa sortie.

En 2017, sa suite indépendante, Le Tango de la déesse des dunes, est publiée chez le même éditeur. Le livre vient d’obtenir Le Prix Zoubeida B’chir de la création romanesque féminine – Crédif 2018 et le Prix Béchir Khraief du roman de la Foire Internationale du Livre de Tunis 2018. Sur le plan musical, je collabore avec le pianiste classique tunisien Mehdi Trabelsi depuis trois ans. Notre projet s’intitule « Mes Tissages ». Il s’agit toujours de reprises de titres internationaux, essentiellement français (Brel, Ferré, Montand, Piaf…) en arabe. Les textes des chansons sont, pour la plupart, mon œuvre.

Wafa Ghorbel
Parlez-nous de vos rêves d’enfant

Wafa Ghorbel : Quand j’étais petite fille, je voulais devenir médecin, comme beaucoup d’enfants, d’ailleurs. Mais j’ai vite compris que je devais y renoncer pour embrasser d’autres rêves plus appropriés à ce que je suis. Mon esprit obéit plus à la « logique » fluctuante de la passion qu’à celle exacte de la science. La musique et la littérature s’étaient rapidement emparées de mon cœur et de mes sens. Adolescente, j’ai fait mes premiers spectacles avec le club de musique de mon lycée puis avec le groupe régional de musique lycéenne de Sfax. J’ai également rédigé mon premier roman en langue arabe (non publié) vers l’âge de 15-16 ans. J’avais déjà commencé à réaliser mes rêves de devenir chanteuse et écrivaine.

Parlez-nous de vos valeurs motrices. Partagez avec nous l’une de vos philosophies de vie

Wafa Ghorbel : La liberté est ma première valeur, ma première et dernière philosophie. Je suis une femme libre et passionnée, et j’essaie d’être fidèle à ce qui je suis dans tout ce que j’entreprends. Avec l’âge et l’expérience, j’ai appris à accepter, tolérer, puis aimer la différence de l’autre. Toute différence, qu’elle soit culturelle, religieuse, physique ou autre, est à mes yeux une richesse qu’il faudrait saisir au lieu d’incriminer. « Mes Tissages » est le nom de mon dernier spectacle. Comme vous avez dû le comprendre, il s’agit d’un jeu de mots qui rappelle le métissage.

J’ai toujours été fascinée par ce mot et par tout ce qui résulte d’un métissage humain ou culturel. Quand j’étais plus jeune, je rêvais de me découvrir des origines universelles: des arrières grands-parents indiens, phéniciens, andalous ou autres. Ne pas avoir d’origines géographiques déterminées, ou avoir des origines multiples… j’ai toujours trouvé cette idée très excitante. Mais l’idée d’un métissage culturel l’est encore plus. Si on ne peut pas choisir ses origines géographiques ou ethniques, on peut heureusement choisir le processus culturel selon lequel on aimerait évoluer… Pour ma part, le métissage me semble représenter la meilleure des alternatives aussi bien sur le plan littéraire que sur le plan musical.

Racontez-nous vos débuts, votre rencontre avec l’art, comment avez-vous découvert votre amour pour les mots et les sons.

Wafa Ghorbel : L’amour de la musique est venu bien avant celui des mots qui nécessite plus de maturité, je pense. C’est grâce à mes parents que j’ai découvert les grands noms de la musique arabe. Fairouz, Abdel Halim Hafedh, Mohamed Abdel Waheb, Om Kalthoum, Najet Essaghira, Warda… étaient des membres de la famille à part entière. Ils nous accompagnaient à la maison, en voiture, sur le chemin de l’école puis du lycée, en vacances, partout. Quand la cassette s’abîmait, ma sœur et moi nous chargions d’interpréter leurs chansons nous-mêmes secondés par mes parents.

Pour ce qui est de l’amour des mots, c’est venu au lycée. Ma prof d’arabe, devenue ma maman spirituelle et ma meilleure amie, m’a initiée (au même titre que mes amis) à la lecture, mais aussi à l’écriture puisqu’elle nous exhortait à entretenir un journal intime… une écriture qui inspirera peut-être inconsciemment mes deux romans en langue française publiés récemment. De mon père, j’ai dû hériter les gènes responsables de l’imagination et de l’écriture puisqu’il écrivait lui-même des fictions jamais publiées.

Mes parents avaient (et ont toujours), par ailleurs, une belle bibliothèque où je pouvais lire Nejib Mahfoudh, Ihssan Abdel Koudouss, Nizar Qabbani, Chebbi, Gibran et bien d’autres…. Le français est venu un peu plus tard.

Wafa Ghorbel
Qu’est-ce qui vous a décidée à rédiger votre premier roman ?

Wafa Ghorbel : Je ne pense pas qu’écrire un roman soit une décision. Dans mon cas, il s’agissait plus d’une impulsion (voire d’une pulsion), d’un besoin intense, d’un élan vital, d’une urgence que d’un acte volontaire, mûrement réfléchi, d’une résolution, d’un choix. L’urgence du dire s’était imposée à moi. Il fallait lui obéir, s’y soumettre. Je venais de terminer la rédaction de ma thèse. J’avais envie de m’éloigner un peu de l’écriture académique, canonique, besoin de créer, de dire certaines choses qui m’alourdissaient, qui m’étouffaient. Il fallait ABSOLUMENT écrire. À un moment donné, c’était ou écrire ou mourir. L’écriture m’a sauvée.

Si vous pouviez faire un saut en arrière, quelle leçon aimeriez-vous transmettre à une plus jeune version de vous ?

Wafa Ghorbel : Un échec, quelle que soit sa nature, n’est pas aussi nocif qu’on puisse le croire sur le coup, ou qu’on veuille nous faire croire. Il peut même être le meilleur allié, le plus puissant des stimulants pour des réussites et des revanches à venir. Mais je pense qu’une jeune personne ne peut comprendre cela qu’en en faisant le constat, elle-même.

Quelle est la suite de vos projets littéraires

Wafa Ghorbel : Je terminerai dans peu de temps la traduction du Jasmin noir en arabe. J’ai envie qu’il soit accessible à un public plus large, bien que la réception risque d’être différente. Je veux également me prouver que je continue à maîtriser ma langue maternelle que j’adore, et prouver aux personnes qui ont un problème identitaire et se sentent menacés par la francophonie qu’il est tout à fait possible d’écrire en français tout en continuant à aimer l’arabe, à lui rester fidèle. On aime bien une autre femme après sa mère, tout en continuant à chérir et vénérer celle-ci. L’identité, à mon sens, n’est jamais figée. Elle peut évoluer, prendre plusieurs visages sans jamais perdre de vue son visage originel.

Après la traduction, je commencerai la rédaction du dernier tome de ma trilogie qui est déjà en chantier depuis plus d’un an.

Comment se porte l’industrie du livre en Tunisie d’après votre expérience

Wafa Ghorbel : Pas vraiment bien. Nous n’avons pas encore créé le statut d’agent littéraire (il en va de même pour l’agent artistique dans le domaine de la musique). Ceci rend l’écrivain vulnérable puisqu’il n’est pas encadré et ne connaît généralement pas bien ses droits. Il signe un contrat sans comprendre ses clauses et peut facilement se faire avoir. La distribution n’est pas bien assurée, ni en Tunisie ni à l’étranger, la plupart du temps, ce qui freine la vente des livres et empêche le lecteur de trouver l’œuvre désirée et finit par le dissuader de la chercher davantage.

Par ailleurs, les éditeurs tunisiens, majoritairement, n’embauchent pas de spécialistes en matière de marketing. Ils n’investissent pas vraiment dans la promotion des livres qu’ils publient et comptent sur l’écrivain qui devrait se consacrer essentiellement à sa création. Il est important à l’aire de l’explosion médiatique de concevoir de belles affiches, des bandes-annonces (book-teaser/trailer), de filmer des interviews et de faire circuler le tout via les réseaux communautaires, sur le site de l’éditeur, celui de l’écrivain et dans les pages et blogs spécialisés.

Les prix littéraires ne sont, en outre, pas médiatisés comme il se doit. J’ai obtenu par exemple le prix du roman de la Foire Internationale du Livre de Tunis, en avril dernier: zéro article consacré à mon livre, en relation avec ce prix, zéro invitation à une émission radiophonique ou télévisée. Pourtant il s’agit de l’un des prix littéraires les plus importants du pays.

Toutefois, je constate un nouvel élan bibliophilique salutaire en Tunisie. La lecture revient à la mode (c’est bizarre de parler de mode, mais c’est ainsi que je perçois ce phénomène). Des clubs de lecture se créent un peu partout. J’ai moi-même été invitée à présenter mes livres par plusieurs de ces clubs. Des booktubeurs et booktubeuses pullulent. Ils/elles publient des vidéos où ils/elles donnent leurs impressions de lecture et invitent les jeunes et les moins jeunes aussi à lire tel ou tel livre. Toutes les vidéos ne sont pas de la même qualité mais certaines sont excellentes et constituent une véritable vitrine des livres présentés.

À votre avis, que nous manque-t-il ?

Wafa Ghorbel : Il me semble avoir répondu en partie à cette question. Ce qui nous manque est un véritable investissement dans le livre, plus d’aides à la création littéraire, plus de prix, plus de visibilité, plus de médiatisation. Il faudrait créer des résidences d’écrivains, comme dans les pays développés. Il faudrait miser sur la nouvelle génération d’auteurs tunisiens qui a un vrai potentiel. Les livres sont capables de changer la vie d’une personne et l’avenir d’un pays. J’y crois dur comme fer.

Parlez-nous de ces artistes que vous aimez, de ceux qui composent votre monde, de ceux qui ont marqué votre univers ?

Wafa Ghorbel : D’abord, les artistes arabes déjà évoqués plus haut : Fairouz, Om Kalthoum, Najet, Warda, Abdel Halim, Abdel Waheb… En m’installant en France, je me suis ouverte à d’autres genres musicaux, essentiellement le jazz. J’adore Keith Jarret, Miles Davis, Tord Gustavsen, Nina Simone, Sarah Vaughan, Billie Holiday, Bill Evans… mais d’autres univers encore, ce qu’on appelle hâtivement les musiques du monde : Ravi Shankar, Omar Faruk Tekbilek, Zakir Hussain…

J’aime aussi le tango (Astor Piazzolla), la salsa (Celia Cruz, Omar Sosa), le flamenco (Paco de Lucia)… J’ai failli oublier les chansons françaises à texte : Brel, Ferré, Piaf… La liste est tellement longue. Impossible de citer tous ceux qui m’ont marquée et qui continuent de le faire. Pour en avoir une idée plus détaillée, il suffirait de lire mes deux romans. J’y parle amplement de mes goûts musicaux. La musique constitue le soubassement même de mes livres. Il n’y s’agit pas juste d’élément accessoire.

Quels sont les artistes que vous appréciez en Tunisie aujourd’hui, pour quelles raisons ?

Wafa Ghorbel : J’aime les artistes qui ont une identité artistique, une vraie empreinte. J’adore la voix de Sabeur Rebaï, c’est celle qui me touche le plus, même si tout ce qu’il chante ne m’enchante pas (le côté commercial prend souvent le dessus, malheureusement). Lotfi Bouchnak, Zied Gharsa et Sonia M’barek ont également leurs styles propres à eux et sont respectables. Ceci, concernant les artistes chanteurs connus et reconnus. Il y a, par ailleurs, les grands Anouar Brahem et Dhafer Youssef. Ce dernier est divin aussi bien vocalement qu’instrumentalement. J’aime beaucoup ses compositions et sa démarche. Il ose réellement le métissage. Son aîné, non moins sensationnel, lui avait ouvert la voie.

Il existe, par ailleurs, une génération émergente qui travaille et essaie de se frayer un chemin : Mohamed Ali Kammoun, Imed Alibi, Zied Zouari, Achref Chargui, Alia Sallemi… Je me rends compte que j’ai énuméré beaucoup plus d’hommes que d’artiste femmes tunisiennes et je ne vais pas me forcer à en chercher plus (je suis contre la discrimination positive).

Il y a dans notre pays beaucoup de belles voix aussi bien masculines que féminines. Il suffit d’écouter celles qui passent dans les émissions libanaises. Mais je ne vois quasiment rien de révolutionnaire ou de transcendant sur le plan musical. Il n’y a pas une véritable recherche. Il ne suffit absolument pas d’avoir un joli timbre, une bonne maîtrise ou des cordes puissantes pour se dire artiste.

Parlez-nous de vos futurs projets

Wafa Ghorbel : Je continue à présenter Mes Tissages avec le talentueux pianiste Mehdi Trabelsi. Nous enrichissons, à chaque fois le programme de nouveaux titres. J’aimerais que l’on puisse enregistrer un album, que l’on puisse se produire avec l’orchestre symphonique, un de ces jours. J’aimerais aussi interpréter mes propres chansons. Mais je le ferai uniquement si on me propose des mélodies du niveau de celles que je reprends, sinon, je continuerai à réinterpréter à ma façon les musiques que j’aime. J’ai la chance (ou la malchance) de ne pas vivre de cette passion. Je peux donc me permettre de la vivre pleinement sans devoir faire de concessions pour un quelconque gain.

Le mot de la fin pour les personnes qui nous lisent

Wafa Ghorbel : J’espère avoir pu vous donner envie de découvrir mon univers artistique et littéraire plus concrètement en lisant mes romans ou en m’écoutant chanter. Merci infiniment à La Sultane de m’avoir consacré cette interview. Il est rare qu’on s’intéresse aux écrivains tunisiens et qu’on cherche à les faire connaître en dehors du milieu universitaire. Vous êtes en train de faire évoluer les mentalités et je trouve cet effort très louable. Merci !


Article paru dans La Sultane #38


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