Une nouvelle génération d’écrivains est en train de voir le jour annonçant une production riche, diversifiée et surtout régulière. Elle semble lointaine l’époque des premiers écrivains qui s’essayaient dans la langue de Voltaire et qui ne permettait que quelques publications, le plus souvent sous forme de recueils poétiques ou d’œuvres autobiographiques qui venaient de temps en temps rappeler que la langue française était la deuxième langue de ce pays.
Il faut dire que, malgré le développement d’une intelligentsia franco-arabe, la production intellectuelle francophone était rare et les tunisiens n’étaient pas attirés par l’aventure littéraire d’expression française. Alors que dans l’Algérie voisine nombreux noms d’écrivains locaux étaient déjà gravés dans la mémoire littéraire française tels que Kateb Yacine, Mouloud Faroun, Mohamed Dhib, Yasmina Khadhra et autre Sefraoui, la Tunisie de la langue française était plutôt muette. À l’exception notable d’une ou deux plumes le plus souvent de confession juive ou chrétienne parmi lesquelles l’illustre Albert Memmi. Pourquoi ce retard?
De nombreuses raisons peuvent être invoquées. La plus importante sans doute est que la Tunisie n’était pas, contrairement à l’Algérie voisine, une terre française mais un protectorat: et la différence est grande.
En effet l’Algérie était un territoire français au même titre que les Dom Tom, constituée de 4 départements et ce 130 années durant, alors que la Tunisie sous domination n’a pas été «intégrée» géographiquement et culturellement.
La deuxième raison est que la Tunisie disposait avant l’arrivée du colon français d’une culture arabe forte et solide faisant d’elle l’un des principaux foyers de rayonnement de la civilisation arabo-musulmane.
D’ailleurs, l’un des arguments utilisés par les militants de la première heure pour l’indépendance du pays était, justement, de rendre à la Tunisie son identité arabo-musulmane. Sans doute que, pour ces deux raisons, écrire en français était-il considéré comme un acte mal vu, voire perçu comme une trahison.
Alors qu’en Algérie, Harkis et certaines communautés berbères avaient trouvé, dans l’usage de la langue française, un moyen de s’émanciper et de leurs compatriotes et des arabes.
Et il a fallu attendre l’avènement de l’indépendance qui a scellé l’amitié renouvelée du pays colonisé avec son ancien colonisateur, et la généralisation de l’école publique accordant une part prépondérante à l’enseignement du français pour voir enfin apparaître une génération d’écrivains tunisiens s’exprimant dans la langue de l’ancien « maître» du pays.
Sans compter une jeunesse décomplexée qui s’affirme et qui dépasse certains sujets dits sensibles voire tabous dans une langue qui incarne dans l’opinion publique la liberté.
Une reconnaissance française tardive
Il faut dire que contrairement aux anglais, les français n’ont pas toujours considéré «les étrangers» qui écrivaient dans leur langue comme auteurs à part entière. Chauvinisme oblige, ces derniers étaient même qualifiés d’écrivains «d’expression française».
C’est pourtant un tunisien répondant au nom de Habib Bourguiba qui est à l’origine de la création de l’Organisation Internationale de la Francophonie. Et ce sont des «étrangers » comme Léopold Seder Senghor initiateur entre autres du mouvement littéraire de la négritude qui, avec l’antillais Aimé Césaire ont apporté une source d’inspiration nouvelle et différente et des couleurs chaudes qui ont incontestablement enrichi le goût et l’imagination littéraire français.
Mais il semblerait que cette période de marginalisation soit bel et bien révolue. En France comme en Tunisie, que ce soit à travers des romans ou des recueils de poésie, une nouvelle génération d’auteurs tunisiens s’exprimant dans la langue de Victor Hugo suscite l’intérêt.
Cette période de quasi-indifférence à l’égard des étrangers écrivant en français est allée diminuant au fur et à mesure que la France a commencé à prendre conscience du recul de sa présence dans le monde et de la perte de son prestige au profit d’autres puissances culturelles notamment celle anglo-saxonne.
Il faut dire aussi que le phénomène de la mondialisation a révélé l’importance primordiale de la langue comme vecteur d’influence et de rayonnement tant politique qu’économique.
La France n’a plus le choix: elle doit reconnaitre son héritage et ses enfants étrangers qui ont choisi sa langue pour s’exprimer. L’organisation internationale de la francophonie fondée par des africains fait aujourd’hui de la promotion de la littérature étrangère d’expression française l’une de ses priorités.
Une nouvelle génération
Rompant avec leurs aînés qu’ils soient de confession musulmane ou juive tel que Mahmoud Aslan, Salah Farhat, ou César Ben Attar et Albert Memmi ou la seconde génération d’auteurs apparus au tournant des années 70 tels que Abdelwahab Meddeb, Tahar Bekri ou Hélé Béji et Fawzi Malleh, la nouvelle génération qui occupe aujourd’hui la scène éditoriale a d’autres arguments à faire valoir.
Ce ne sont plus en effet les thèmes de l’exil, de l’errance et du déracinement qui avaient constitué l’axe principal de la production littéraire de leurs prédécesseurs mais les libertés individuelles, le vivre-ensemble, la citoyenneté, l’insertion dans un monde globalisé… bref ces écrivains tunisiens d’expression française ne veulent plus être étiquetés comme les « écrivains autres » mais comme « écrivains comme tous les autres », tout simplement!
Quel apport?
On peut citer parmi ces porte-plumes les noms de Fawzia Zouari (par ailleurs journaliste à « Jeune Afrique» et auteure du roman à succès Le corps de ma mère paru en 2016), Samy Mokaddem, Mohamed Harmel (Les rêves perdus de Leyla), Wafa Ghorbel (Jasmin noir), Khawla Hosni (Le cauchemar du Bathyscaphe, DABDA), Hatem Oueslati (J’ai épousé une perverse narcissique), Azza Filali, Atef Attia (Sang d’Encre) … et l’on oublie.
Ecrire en français quand on est tunisien, cela doit se remarquer, se sentir. Comment donc? On pourrait en guise de réponses à ces questions dire que la « tunisianité» de ces écrivains s’exprimant en français reste visible et vérifiable à travers un style, un goût, une temporalité, un décor voire un vocabulaire que tout lecteur averti peut en déceler le caractère spécifiquement local.
Reste à souligner que ces écrivains tunisiens apportent quelque chose que jusque-là la littérature arabophone n’a pas tenté comme l’immersion dans les genres du fantastique, de l’horreur ou encore du thriller… Samy Mokaddem a pris tout le monde de court avec son ouvrage intitulé Dix-neuf et dont une nouvelle édition est actuellement disponible dans les librairies.
Le roman, que beaucoup de lecteurs présentent comme le Davinci Code tunisien n’est en effet pas sans rappeler les intrigues imaginées par Dan Brown puisqu’il est question d’une mystérieuse équation mathématique cachée dans une partition musicale, un secret enfoui au fond d’une tombe punique et une pyramide géante immergée sous les eaux des Bermudes. Une enquête menée tambour battant par le personnage d’agent spécial Viviane Silva.
Le livre a en outre remporté le prix Comar découverte en 2015. L’auteur apporte actuellement les dernières retouches à sa prochaine œuvre, un roman policier qui lorgne vers le thriller et qui évoque des meurtres d’enfants, une ancienne prophétie punique et une société secrète. L’action se déroule quant à elle à Carthage et nul doute que le livre rencontrera le succès escompté.
Mohamed Harmel est lui aussi très talentueux et son écriture est fluide, imagée. Il a remporté l’année dernière le prix spécial du jury aux Comars d’or pour Les rêves perdus de Leyla, une histoire de fantômes qui se déroule dans la banlieue de Tunis et où le narrateur ayant perdus ses rêves se trouve irrésistiblement attiré par l’appel du fantôme de Leila depuis le néant.
Par ailleurs, Mohamed Harmel avait déjà eu le Comar d’or pour le Sculpteur de masques, une sorte de quête d’héroïc-fantasy se déroulant dans un monde peuplé d’indiens.
Appropriation féminine
C’est un secret de polichinelle, la majorité des enseignants en langue française en Tunisie sont des femmes, elles sont par ailleurs très nombreuses à l’étudier dans les universités.
Effectivement pour la femme tunisienne, s’exprimer et écrire en français est une échappatoire lui permettant de fuir une société patriarcale qui l’écrase et qui la prive de parole. Adopter une autre langue c’est adopter d’autres mœurs, d’autres concepts. C’est aussi s’émanciper, s’affranchir, évoluer.
Porteuse de savoir et de valeurs, la langue française est celle des droits de l’homme qui a notamment inspiré Bourguiba pour son projet visionnaire de code du statut personnel qui a donné naissance à cette femme tunisienne tant admirée que crainte dans le monde arabe.
D’autre part, c’est à travers la langue française que des auteures ont pu concurrencer et être les égales de la gente masculine. Khaoula Hosni fait frissonner de plaisir ses lecteurs et marque de son empreinte indélébile le genre du thriller tunisien à travers notamment Le cauchemar du Bathyscaphe.
Ce roman qui a bénéficié d’un formidable bouche à oreille ne cesse de hanter le lecteur. Il raconte le calvaire enduré par la fille d’un puissant homme d’affaires capturée par un tueur en série et qui réussit à lui échapper. Une écriture et une maitrise du suspense qui frôlent la perfection.
Wafa Ghorbel pour sa part triomphe à travers le genre épistolaire dans son premier roman Le jasmin noir dans lequel une jeune femme anonyme adresse trois lettres à un inconnu dont l’identité mystérieuse n’est révélée que très tard dans la narration. Wafa Hmissi narre, quant à elle, dans son recueil de poèmes Jasmin: pulsation et délire, le symbole tunisien du jasmin dans un style à la fois sensuel mais aussi bucolique, tout en œuvrant au rapprochement des pays du Maghreb.
En somme, hommes ou femmes, ces écrivains possèdent pour la plupart une belle plume et se sont littéralement approprié la langue de l’ancien colonisateur. Ils ont en fait leur « butin de guerre».
À travers leurs écrits, ces auteurs évoquent aussi bien la Tunisie post-révolutionnaire: celle de l’anarchie et de la corruption, mais aussi celle de l’espoir et des lendemains meilleurs que leur propre humanisme, sans nationalité, sans frontières et s’inscrivant dans la mondialisation.
Tous évoluent et excellent bien souvent dans des registres différents comme l’autobiographie, la fiction, l’essai philosophique, l’analyse politique mais aussi le thriller, l’horreur, le fantastique et même la science-fiction… ouvrant la voie à de belles plumes en devenir et à l’éclosion d’une grande histoire littéraire.
Par : Firas Messaoudi