Wala Kasmi est une jeune entrepreneure sociale qui regroupe toutes ses initiatives sous Tisopia, combinant Technology in the Interest of Society à une Utopie. Interview.
« Je combine mon background in computer science et de l’activisme pour créer des alternatives, sur le digital, des alternatives pour l’épanouissement du citoyen, pour le bien-être social. Ce sont des alternatives qui touchent l’humain et un jour, la planète, » nous dit Wala Kasmi
La Sultane Magazine
Wala Kasmi, raconte-nous comment est née ta passion pour le digital, à quel moment ?
Depuis l’ouverture des publinets, mon hobby était de faire des recherches sur internet, de naviguer, de surfer, de parler avec des gens. J’aimais connaître de nouvelles personnes, apprendre de nouvelles choses. Je me suis fait des amis dans l’univers digital, des amis virtuels.
Peut-on dire que c’est la curiosité, l’envie de connaître de nouvelles choses qui t’a attiré ?
Oui tout à fait, c’est effectivement ça. La curiosité. J’ai toujours soif de découvrir de nouvelles choses, même lorsque je voyage. Pour moi il est très important de me connecter aux gens. J’aime me lier aux autres, les provoquer, parler avec eux, écouter ce qu’ils ont à dire, observer comment ils s’habillent, découvrir ce qu’ils font, leurs rituels… Je m’intéresse beaucoup à l’être humain, en fait.
Est-ce ce que tu voulais faire dès le départ ? Ingénieur en informatique ?
Non pas du tout, je n’avais pas pour ambition d’en faire ma carrière. C’est venu tout seul. Il est vrai que j’aimais beaucoup l’informatique, mais je ne pensais pas en vivre, d’ailleurs depuis mon plus jeune âge, ma famille pensait me voir devenir avocate. Depuis toute petite, apparemment je plaidais pour différentes causes. Ensuite, je me suis épanouie en informatique (sécurité, administration des réseaux, ça c’est mon délire). Je n’ai jamais exercé en tant qu’ingénieur en informatique, je n’ai jamais postulé pour faire ce travail. Depuis mon plus jeune âge, je créais des entreprises.
Donc on peut dire que le volet entrepreneuriat a toujours eu le dessus ?
Oui, mes connaissances et mes outils m’ont servi dans mes démarches entrepreneuriales. J’ai lancé ma propre entreprise alors que j’étais encore étudiante en 2009. Toutes les actions que je mène depuis ont un même centre d’intérêt : les jeunes. En fait, je suis convaincue, arguments scientifiques à l’appui, que nous sommes devant une génération spéciale. C’est la première génération des natifs digitaux au monde et cette génération est spéciale parce que c’est elle qui décide de l’information au niveau international (qu’elle soit mobile ou digitale). Non seulement elle crée les tendances à suivre, mais en plus elle fait bouger les choses, sans même connaître l’impact de ce qu’elle fait. C’est quelque chose dont on peut facilement se rendre compte lorsqu’on regarde le printemps arabe. Les natifs digitaux ont été les premiers impliqués et ils étaient au front. Leur communication s’est faite sur les réseaux sociaux… Mais après, ils ne savent pas quoi faire avec cet outil-là. C’est à la fois une opportunité et une menace. Par exemple, pour les groupes terroristes, qui ont une mission claire et des objectifs bien précis, internet permet de décupler l’efficacité de leur communication. Du coup, ils savent recruter les jeunes et leur offrent un sens d’appartenance, un projet de vie. Ceci est d’autant plus important que les jeunes souffrent d’une exclusion multidimensionnelle. Ces personnes-là se présentent à eux comme une solution alternative au modèle qu’ils connaissent.
Donc, une opportunité existe. Il faut savoir investir la scène digitale et occuper internet avec les initiatives positives. Vous savez, internet est comme le Karma ou l’Univers. Si vous y mettez de mauvaises choses, vous obtenez de mauvais résultats. Si vous mettez de bonnes choses vous obtenez des résultats positifs. Du coup, j’irai jusqu’à dire que le traitement de l’information chez les jeunes a modifié leurs structures cérébrales et leurs chemins neuronaux. Le comportement humain est en train d’évoluer : autrefois, l’âge donnait accès aux positions politiques et à l’argent. Aujourd’hui, ce sont les nouvelles technologies qui occupent ce rôle. Les nouvelles technologies permettent de créer des business fructueux et donnent également accès à l’action politique.
Donc, quand je voyais les jeunes de mon quartier chômer, cela me faisait mal au cœur. Il s’agit d’un potentiel inexploité. Ils sont pleins d’énergie mais ne trouvent rien à faire. Pareil pour les filles qui passent tout leur temps libre à la maison. Elles n’investissent pas la rue. Il n’y a pas accès aux opportunités. D’ailleurs ce problème est inexistant dans les milieux aisés, et s’exprime dans les milieux défavorisés. Donc, les femmes étaient absentes de l’espace public, alors que les quartiers devraient être le premier territoire à occuper. À côté, vous avez des garçons hitistes qui ne font rien. Je voulais donc faire quelque chose pour les jeunes.
Quel était ton objectif avec ton entreprise ?
Je voulais que les jeunes fassent leur révolution. J’aimerais que les jeunes deviennent autonomes économiquement et financièrement pour qu’ils fassent leur révolution.
Comment as-tu procédé, Wala ?
J’ai créé un concept marketing avec ma première entreprise où le jeune devient l’ambassadeur d’une marque ou son représentant. Du coup, il gagne de l’argent en vendant des produits et des services.
Qu’est-ce que ça a changé ?
Très simple. Avant ça, je m’occupais beaucoup de l’aspect économique. Mais j’ai tellement galéré avec cette action que j’ai décidé de consacrer plus de temps à un engagement politique. Je n’ai jamais été dans la contestation mais plutôt dans la proposition. Bien sûr il y avait des choses que je n’appréciais pas (censure, nhar ala Ammar). J’étais dans un mouvement citoyen qui avait pour objectif de créer des alternatives pour repenser la Tunisie.
Que s’est-il passé par la suite ?
Par la suite, il y a eu la révolution. Je pensais que les jeunes allaient réaliser que nous devions nous unir et créer un terrain commun, une nouvelle structure pour faire évoluer les choses. Mais ce n’était pas le cas. J’ai essayé, jusqu’en 2013, de rassembler les personnes. Je m’adressais à plusieurs d’entre elles et leur demandais de joindre leurs efforts aux miens pour fonder l’initiative Echebeb Youqarrir- Youth Decides. Personne n’a répondu à mon appel. J’ai fini par la fonder toute seule avec une seule autre personne (un seul signataire). Voici ce que je dis souvent à mes amis : « vous n’avez pas compris que nous n’avons pas fait la révolution. Il y a eu un contexte favorable pour le changement. Mais une fois que nous ne serons plus au centre de l’attention, une fois que nous n’aurons plus personne pour chanter nos louanges, quelle est notre valeur ajoutée ? Qu’avons-nous réellement fait ? Il faut qu’on parvienne à créer notre propre valeur, au-delà des avis des autres. »
J’ai créé Echebeb Youqarrir, j’ai loué un bureau sur l’avenue Habib Bourguiba, j’ai recruté des stagiaires pour commencer à travailler avec moi. Cette initiative n’est pas encore grand-public car elle a demandé beaucoup de réflexions et de recherches. Entre temps, j’ai créé d’autres actions basées sur le digital à l’instar de Wecode Land et de I decide: une application qui lie le parlement aux citoyens pour leur permettre de devenir une force de proposition. J’ai également créé un co-working space sur l’avenue Habib Bourguiba. J’ai remporté beaucoup de prix.
Les différentes applications et les différentes initiatives sont-elles restreintes à des utilisateurs avisés ? Qui sont les personnes que tu parviens à toucher ? Comment fais-tu pour les atteindre ?
Comprenons-nous bien, les applications mobiles n’ont pas de restriction. Par exemple, lors des élections présidentielles, on a créé une application GOV qui a été utilisée un million deux cent mille fois. On a eu un million deux cent mille opinions exprimées par la jeunesse, en un mois et demi. C’était une application pilote pour nous permettre de comprendre le comportement des jeunes : comment les jeunes réagissent-ils devant l’action numérique en rapport avec la démocratie ? Cette application nous a poussé à créer I decide. On étudie l’origine de nos utilisateurs. En effet, le back office nous permet par exemple de voir que les filles de telle région ne s’intéressent pas à notre application et ne sont pas très actives. Alors, nous nous rendons dans les radios régionales et nous essayons d’atteindre plus de monde. D’ailleurs, dans notre communication, nous invitons les filles à devenir plus actives et à exprimer leurs opinions. Là, nous sommes bien d’accord, il s’agit d’une application que tout le monde peut télécharger.
En revanche, la formation offerte par Wecode Land, l’école d’économie numérique que j’ai fondée, est une formation présentielle. On ne peut pas avoir simultanément dix mille personnes par exemple, alors qu’une application peut être téléchargée dix mille fois. Pour Wecode land, j’ai créé des process, des manuels, pour permettre aux gens d’intégrer Wecode Land à partir des universités ou des maisons de jeunes. L’objectif étant de former le plus grand nombre de personnes (particulièrement les jeunes) aux compétences du 21e Siècle, au niveau digital, au niveau de la transition numérique qui tôt ou tard, finira par se produire en Tunisie. Nous préparons les ressources humaines (staff d’entreprises, les institutions publiques, les jeunes indépendants) pour qu’ils aient les compétences requises par notre ère.
Wecode Land propose les formules suivantes : (1) Devenir Wecoder, c’est à dire opter pour un cursus immersif à temps plein ou à temps partiel. L’univers du développement web et mobile n’aura plus aucun secret pour vous et vous pourrez créer une start-up, décrocher un job en Tunisie ou à l’étranger. (2) Devenir ambassadeur Wecode dans les différentes régions et développer son réseau. Cette formule convient aux jeunes qui sont intéressés par les nouvelles technologies et qui souhaitent participer à la révolution de l’économie numérique. (3) Devenir formateur Wecode. Cette formule s’adresse aux personnes qui aspirent à transmettre leur savoir-faire. Vous obtenez ainsi la possibilité d’intégrer le réseau de nos formateurs en Tunisie ou dans la région MENA. (4) Devenir Space Owner. Vous bénéficiez ainsi de la franchise et du savoir-faire WeCode. Par ailleurs, nous offrons la possibilité aux professionnels de nous faire part de leurs besoins et de prendre en charge les études de ceux qui vont travailler sur leurs projets. Ces dits professionnels souscrivent à un dossier de fellowship et précisent tous leurs critères de sélection pour déterminer le profil de l’étudiant qui collaborera sur la question. Ainsi, vous obtenez les résultats dont vous avez besoin, vous payez les études d’un jeune, lui donnez un coup de pouce pour démarrer, lui offrez l’opportunité de réaliser un projet concret qui correspond à une problématique réelle. D’ailleurs, nous travaillons uniquement sur des projets d’entreprise. Nous jumelons les étudiants avec des entreprises en faisant le lien entre les cours que nous proposons et le marché existant en termes de recrutement et de culture d’entreprise. Nos horaires sont flexibles. Wecode land est une école à la carte qui est ouverte à tout le monde : du jeune étudiant qui veut améliorer ses compétences au professionnel qui espère faire une reconversion de carrière. Les personnes sont libres de choisir les cours à suivre et l’horaire hebdomadaire d’études. À titre d’exemple, nous dédions une semaine par mois au community management (durant 5 jours après les heures de travail). Très souvent, les personnes que nous formons trouvent du travail très rapidement. Les inscriptions sont ouvertes en tout temps. Nous avons également fait un partenariat avec l’institution de micro finance Enda, pour permettre aux gens de contracter des prêts étudiants sur présentation de leur inscription.
Nous avons tout mis en œuvre pour aider les personnes qui veulent réussir à y parvenir. Dès le départ nous annonçons la couleur : vous êtes nos partenaires. Mais votre succès ne dépend que de vous, de votre travail et de votre volonté.
En 2015 j’ai créé un projet pilote, précurseur de Wecode Land, parce que j’avais la certitude que le digital pouvait contribuer largement à résoudre les problèmes liés au chômage. D’ailleurs, WeCode Land c’est : 30 ambassadeurs, 3226 étudiants, 250 formateurs et 9 partenaires corporatifs.
J’ai remporté en 2015 le prix présidentiel de l’innovation sociale qui m’a été décerné par François Hollande. Toujours en 2015, j’ai remporté le prix de l’entrepreneur social le plus innovant, avec l’application I decide, décerné par Orange, avec qui j’ai fini par signer un accord de partenariat. Ceci m’a permis de sillonner la Tunisie, de recruter des leaders et de leur octroyer des licences leur permettant de dupliquer le modèle mis en place.
Nous essayons d’encourager, à travers nos différentes initiatives, la valeur ajoutée des natifs digitaux afin qu’ils deviennent une force de proposition.
En 2016, j’ai reçu un prix d’honneur du parlement tunisien et du ministère de la jeunesse. En 2017, j’ai reçu le prix Ashoka qui me procure une certaine crédibilité internationale. J’ai mené une partie du projet Google Street View… J’étais derrière ce projet dès le début et au mois de Novembre, j’ai reçu le prix de digital woman of the year.
Wala Kasmi, Quels sont tes projets d’avenir ?
J’espère dupliquer tout ce que j’ai fait pour atteindre un plus grand nombre de jeunes, essentiellement dans la région MEA. J’espère m’associer à tous ceux qui partagent la même vision que moi qui veulent faire évoluer les choses par le biais du digital.
Le mot de la fin pour ceux qui vous lisent
Nous sommes ici pour une raison qui est en général un mix entre tes compétences, ta mission, ta passion et ce que tu veux laisser en héritage. J’ai beaucoup de chance parce que j’ai trouvé ça. Je fais partie des personnes qui ont réussi à combiner ces 4 aspects éléments. C’est ce que je souhaite à tous les jeunes.
Interview parue dans le N°33 de La Sultane en 2017
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