Amel Belkhiria est mon amie depuis une éternité. C’est vous prévenir d’emblée de jeu, de l’affection que je lui porte. Elle a accepté de répondre à mes questions et de participer à cette série d’interviews assez particulière. Pour commencer, je ne vous parlerai pas de son courage ou de sa détermination.
Je ne vous dirai rien de l’immensité de son cœur en or. Je tairai également ce qui fait d’elle, une personne de confiance.
Depuis 2011, Amel est militante politique. Elle est la seule de mon entourage, à n’avoir pas jeté l’éponge. Malgré les difficultés et toute la laideur que nous voyons, elle est convaincue de devoir investir le terrain pour changer les choses. Je ne partage pas toujours ses positions et lui fais part de mes réserves ou de mon improbation.Elle reçoit les critiques que j’émets avec force, bienveillance et humilité. Ils n’ont jamais ébranlé ses convictions, ni secoué notre amitié.
Parle-nous de qui tu es, de ton parcours, parle-nous des raisons qui t’ont poussé à t’engager
Amel Belkhiria : C’est la question la plus complexe à laquelle on puisse répondre. Qui es-tu ?
Je suis tout simplement une femme Tunisienne; qui a entrevu une lueur d’espoir dans le changement occasionné par les événements du 14 janvier 2011.
Je suis le produit d’une famille Tunisienne ordinaire. Plus précisément d’une Femme Tunisienne ordinaire. Ayant perdu mon père très jeune, c’est ma mère qui a veillé sur notre éducation ma sœur et moi. Mon enfance et mon adolescence se sont articulées autour de deux valeurs fondamentales. Il n’y a rien qu’on ne puisse réussir sans la persévérance et le savoir. Et il n’y a rien qu’on ne puisse réaliser parce qu’on est Femme !
Jusqu’à 2011, je n’ai jamais éprouvé le moindre intérêt pour la chose publique. Le débat public ayant été un tabou connu de tous, la vie politique en Tunisie ne m’a jamais intéressée. Pourtant, je m’intéressait beaucoup à l’histoire de la Tunisie et de la région.
J’ai fini mes études en Pharmacie et entamé ma carrière dans le secteur privé ; quand les événements de décembre 2010 se déclenchèrent attisant un sentiment d’appartenance refoulé qui ne s’exprimait pleinement –jusque là- qu’en étant à l’étranger ; pour me retrouver le matin du 14 Janvier 2011 à l’avenue en face du ministère de l’Intérieur, scandant le départ du régime en place.
J’avoue qu’à ce moment-là, je n’avais pas une idée précise de ce qui devait être fait le lendemain. Mais j’avais la conviction qu’on devait franchir le pas vers une ouverture démocratique et sociale ; qui permettrait l’épanouissement du potentiel Tunisien. Le 14 janvier au soir, j’avais cette rafraîchissante sensation. Tout était possible pour notre Tunisie! Les opportunités étaient multiples et nous n’avions qu’à mettre à profit la liberté acquise pour libérer tout le potentiel réprimé sous le joug du silence… Dix ans plus tard, je reconnais que c’était une réflexion assez naïve.
Durant les mois qui ont suivi, je me suis mise à la recherche d’un « Projet » qui répondait à mes aspirations : défendre une société libre et plurielle. Une société qui perçoit la diversité comme une richesse. Qui se partage les valeurs du respect mutuel, de l’intégrité, du travail et de l’Etat de droit. C’est avec un groupe de jeunes animés par les mêmes motivations que j’ai décidé de passer à l’action.
7 mois plus tard, j’étais candidate pour l’assemblée constituante sur la liste électorale de Tunis 2 du Pôle Démocrate Moderniste en dauphine du grand militant Feu Ahmed Brahim. Défendant le projet d’une constitution progressiste. Plaidant pour un Etat moderne démocratique garant des libertés individuelles, de l’égalité Homme/Femme. Incriminant toute forme de discrimination raciale ou religieuse. Un État fondé sur la citoyenneté et l’égalité des chances pour tous. C’était une belle expérience d’espoir et de rêve. Mais le 23 Octobre 2011 au soir, le réveil était lourd…
3 années durant, dans une quête de rassemblement d’une famille progressiste centriste, je suis passée par l’expérience du Joumhouri. J’ai eu l’honneur de voir la grande Maya Jeribi à l’œuvre. Une militante au grand cœur qui ne laisse personne indifférent. Ces 3 années étaient très enrichissantes.
J’ai eu le plaisir de côtoyer la majorité des figures du militantisme contre la dictature et la plupart de ceux qui ont intégré la scène politique après 2011. Indéniablement, j’ai beaucoup appris. J’ai vécu des moments de joie et de partage humain inoubliables. Mais j’ai aussi expérimenté la détresse et la déception. La détresse de voir le sang couler après les assassinats de feu Chokri Belaid et feu Mohamed Brahmi, et la déception de voir les guerres d’égos et les séquelles des querelles des années 70 et 80 compromettre le futur de toute une nation qui avait pourtant plein d’opportunités à portée de main.
Début 2014, j’ai décidé de prendre une pause. Je n’étais plus capable de concilier mes idéaux et le sens que je donne à la pratique de la politique avec la tournure que prennent les événements et les solutions choisies pour contourner les blocages qui ont marqué le mandat de la constituante. Je n’étais pas convaincue que « l’éviction des islamistes » à elle seule, était une plateforme politique suffisante pour bâtir un projet pérenne et solide.
Quatre années sont passées sans aucun engagement réel. J’observais avec beaucoup d’amertume la décadence des valeurs, l’absence d’un projet national novateur et rassembleur. Et le manque flagrant d’éthique de pratique politique. Mais un jour, j’ai reçu un coup de fil me conviant à une rencontre avec Selim Azzabi, ex-Directeur du cabinet Présidentiel et surtout un vieil ami et camarade du Parti Républicain.
Ma décision était rapidement prise. Je réintégrais l’action aux côtés des compagnons de 2011, avec comme objectif de raviver le projet qui me tenait tellement à cœur : une société libre et libérée des jougs de la corruption. Valorisant la différence et la diversité. Encourageant l’innovation et la libre initiative. Fondée sur les valeurs du travail, du respect de la loi, de l’intégrité et d’équité. J’ai certes gagné en expérience, en maturité, en pragmatisme et en réalisme. Mais en gardant à l’esprit l’essentiel :
“..That from these honored dead we take increased devotion to that cause for which they gave the last full measure of devotion…That these dead shall not have died in vain, that this nation, shall have a new birth of freedom, and that government of the people, by the people, for the people, shall not perish from the earth..”
Abraham lincoln
Abraham Lincoln avait prononcé ces mots à Gettysburg pour marquer la fin de la guerre civile. 155 ans plus tard ils restent d’une grande inspiration pour la Tunisie.
Nous sommes très nombreuses à déplorer l’absence d’une représentativité équitable des femmes, en politique- et pas que. Envisages-tu la possibilité de passer à une plus grande visibilité ?
Amel Belkhiria : J’ai toujours pensé que la représentativité des Femmes dépendait en 1er lieu de la volonté des « Femmes ». Et bien que nous vivions toujours dans une société assez patriarcale, je pense que la femme Tunisienne a des espaces d’action qu’elle déserte parfois.
J’ai tendance parfois à croire que la femme est le 1er frein à sa représentativité. Les remarques que je recevais de certaines femmes sur le terrain en campagne électorale (en tant que candidate) me laissaient… perplexe.
Ceci étant dit, je ne conçois pas la représentativité des Femmes exclusivement dans la « vitrine » du pouvoir. Il y a des positions très influentes même si elles sont dans l’ombre. Ce qu’il faudrait promouvoir, c’est la participation de la femme dans la vie publique, dans les partis politiques, dans la société civile, etc.
Mon passage au cabinet du ministre de Développement, d’Investissement et de Coopération Internationale m’a permis de me rendre compte de la valeur du travail que fait la Femme Tunisienne au sein de l’administration publique. Et la qualité des cadres et hauts cadres Femmes dont regorge le pays.
Je pense aussi que la cause de la Femme gagnerait en avancement avec le rajeunissement de la scène politique. Le lourd héritage « culturel » se verrait estompé par une nouvelle génération ouverte d’esprit. Et surtout portée par des jeunes femmes dynamiques et motivées, qui font leurs preuves par où elles passent et donnent de la Tunisie une image brillante.
Alors pour revenir à ta question, si j’envisage de passer à une plus grande visibilité, cela dépend de plusieurs facteurs. En 1er lieu la pertinence de la chose. Et surtout ma conviction du “plus” que je pourrais apporter à telle ou telle position, peu importe son degré d’exposition.
« La situation des femmes est laissée aux seules féministes. Elle ne revient dans les discussions des responsables politiques qu’en période électorale». Que penses-tu de cette affirmation ?
Amel Belkhiria : Je suis tout à fait d’accord. Il y a un volet relatif à l’application de la loi : l’arsenal juridique est assez bien fourni en matière de protection des femmes. Il reste à appliquer la loi et l’incorporer dans le subconscient social (la loi bannissant la violence contre les Femmes par exemple). Cela relève en grande partie du fonctionnement de l’Etat de droit dont les institutions sont en charge d’appliquer la loi.
Mais il y a un autre volet relatif à l’évolution de la société. Et là, c’est le rôle de l’élite intellectuelle, politique et de la société civile, qui a la tâche de planter les piliers d’un modèle de société qui intègre l’égalité Homme/Femme.
Là, encore une fois, notre système éducatif se trouve en 1ère ligne dans la bataille. C’est dans l’école publique que la conscience collective commence à être élaborée. Récemment un fait divers partagé sur les réseau m’a interpelée et surtout alertée. Le directeur d’un lycée public ayant publié un communiqué obligeant les élèves « filles » au port de tablier sous peine de se voir refuser l’accès à l’établissement. Des spécificités « anatomiques » ont même été précisées pour le fameux tablier. J’ai été scandalisée, et à plus d’un titre. Bien qu’il s’avère que le document date de 2018, cela ne change rien à la gravité de la décision, et à l’ancrage de cette mentalité rétrograde dans l’esprit de plusieurs du corps enseignant.
Par ce simple bout de papier, en 3 lignes, on a réussi le fâcheux exploit de chosifier les fillettes. De planter les premières graines de discrimination contre les femmes dans la tête de leurs copains de classes. De bafouer les préceptes de la constitution tunisienne, et de détruire toute notion d’égalité dans l’application de la loi. Or, c’est à l’école qu’on est censé comprendre ses premiers droits et devoirs de citoyens. C’est à l’école qu’on est censé apprendre à respecter la loi. C’est à l’école qu’on est censé apprendre qu’une société qui se respecte, est une société gérée par des lois aveugles. Aveugles au genre, aux couleurs et aux classifications sociales !
La refonte de l’école publique reste l’enjeu central pour l’avenir de la Tunisie. Que ce soit sur le plan économique, social ou politique.
La Tunisie rencontre de nombreux défis aujourd’hui. Nous entendons souvent parler de la nécessité de mener des réformes- donne-nous ta vision à toi.
Amel Belkhiria : La nécessité de mener les réformes! Oui absolument et sans délais. Ce n’est plus un choix plutôt une obligation vitale. Mais je pense que ce ne serait pas suffisant tant les changements doivent être profonds!
Je dirais que la Tunisie a besoin d’une refonte sociétale, qui passe par l’élaboration d’un nouveau contrat social. Une redéfinition du rôle de l’Etat et une révision profonde de son système d’éducation.
Il est temps pour la Tunisie de passer de l’Etat tuteur protecteur, vers un Etat facilitateur dont la mission première serait de garantir l’égalité des chances à tous les citoyens. Pour accéder à l’éducation de base et prévoir les conditions favorables aux succès et à l’épanouissement de citoyens autonomes ; en étant capable d’assumer son rôle social d’accompagnement envers les couches les plus vulnérables.
Repenser notre système d’éducation est dès lors un impératif. Non seulement dans le sens de l’adapter au marché du travail et de revaloriser les cursus de formation professionnelle. Mais surtout dans l’optique promouvoir les valeurs fondamentales d’une société créative et autonome, basée sur la citoyenneté et l’initiative libre dans le respect de la loi.
Quelles sont les personnes que tu admires le plus ?
Amel Belkhiria : C’est une question assez difficile. Ce n’est pas évident de cerner tous ceux qui peuvent nous marquer au cours d’une vie. Étant quelqu’un qui refuse le culte de la personne, j’ai tendance à ne pas avoir d’idole « tout court ». J’admire la clairvoyance et la perspicacité de Habib Bourguiba. La ténacité et la persévérance de Winston Churchill. La sagesse et la tolérance du Mahatma Ghandi. La résolution et la volonté de Margaret Thatcher. Le courage et la détermination de Benazir Bhutto. L’éloquence et le charisme de Barak Obama. L’humilité et l’empathie de Jacinda Ardern.
J’admire le directeur de mon école primaire « École Rue de Pologne ». Feu si Sadok Negra. Il était la 1re personne à m’apprendre la valeur du travail bien fait. Il a su concilier droiture, sévérité et compassion, allah yar7mou , un grand monsieur.
Mais plus que tout, j’admire ma mère. C’est assez consommé comme réponse, je sais, mais c’est la vérité.
J’admire son courage, sa détermination et sa force de caractère qui, sans aucun bagage idéologique féministe ou autre, lui ont permis d’outrepasser les préceptes d’une société conservatrice, tendant à cantonner la femme à son rôle domestique le plus rudimentaire, pour nous inculquer ma sœur et moi les valeurs de liberté et d’autodétermination. Au point où nous n’imaginions pas qu’il puisse y avoir une remise en question des droits de la femme. Ni qu’il soit nécessaire de se battre pour asseoir son rôle dans la société… Le monde des adultes s’est chargé de cet apprentissage, et je dois avouer que le réveil était parfois difficile 🙂
Quels sont les événements qui ont fait de toi la personne que tu es ?
Amel Belkhiria : Deux événements me semblent les plus pertinents :
- La perte de mon père à l’âge de 4 ans a façonné ma manière d’interagir avec le monde, avec du recul, je pense que cela m’a rendu plus tenace et surtout plus exigeante envers moi-même, être digne de sa mémoire a toujours été l’un des principaux déterminants des décisions majeures que je prends.
- Le 14 janvier 2011 est une date clé, une panoplie innombrable d’opportunités s’offrait à nous, on a désormais la possibilité de changer soi-même et de participer à changer les choses. Avant, c’étaient les réussites personnelles qui comptaient. Aujourd’hui, c’est le succès collectif qui importe le plus.
Cette question, je la pose tout le temps, car elle me semble particulièrement importante. Quel est ton livre préféré ? Celui qui t’a le plus marqué ? Celui que tu as aimé lire cette année ? Celui que tu recommanderais autour de toi, sans la moindre hésitation ?
Amel Belkhiria : Je ne saurais pas dire quel est mon livre préféré, un livre c’est comme un parfum, à chaque saison sa senteur, et à chaque phase de la vie ou état d’âme il y a un (ou des) livre(s) qui nous touche(nt) le plus.
La biographie de Benazir Bhutto “Daughter of the East” m’a beaucoup marqué, son combat de femme qui s’impose dans une société fondamentalement masculine, la contradiction affligeante entre les jardins et les salles de cours de Harvard et le paysage aride de la prison de Sukkur, sa détermination et son courage étaient d’une grande inspiration.
Cette année j’ai adoré relire « Le Bon Grain de l’Ivraie » du feu Béji Caïd Sebsi, c’était intéressant de replonger dans le livre de BCE après son passage à Carthage, ça m’a permis d’avoir une autre perspective sur son mandat, et ça m’a quelques parts -je dois l’avouer- déprimé : les références et les pointures ne sont plus les mêmes !! Si j’ai à recommander une lecture, ce sera sans aucune hésitation la lettre de feu Ahmed Tlili à feu Habib Bourguiba : un diagnostic intemporel qui reste toujours d’actualité, je la recommande vivement à tous les dirigeants de partis politiques, à tous les parlementaires et à tous ceux qui tiennent une haute responsabilité dans l’exécutif !
Pour finir, quelle est la question que tu aurais voulu que je te pose, et à laquelle je n’ai pas pensé ?
Amel Belkhiria : Si j’avais une décision à changer dans ma vie, ce serait laquelle ?
Soit. Alors, si tu avais une décision à changer, quelle serait-elle ?
Amel Belkhiria : J’aurais choisi un autre domaine pour mes études supérieures, j’aurais opté pour des études de droit ou de sciences politiques.
J’ai adoré faire de la Pharmacie, mes années à la fac à Monastir étaient parmi les plus belles de ma vie, j’aimais ce que je faisais jusqu’au jour où j’ai décidé de changer de voie et de carrière.
Et j’avoue que je trouve un plaisir immense au “Public Service”, dans sa définition la plus large, et j’aurais souhaité être mieux armée sur le plan académique.
Ceci étant dit, rattraper le tir est une réflexion qui me travaille depuis quelques mois, j’espère avoir le courage pour sauter le pas.
Amel Belkhiria, MERCI.
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