Le public tunisien peut enfin découvrir « La Voix de Hind Rajab ». Ce film a bouleversé la Mostra de Venise en septembre dernier. Depuis le 17 septembre, cette œuvre saisissante de Kaouther Ben Hania investit les écrans du pays. Elle porte ainsi jusqu’au cœur du Maghreb une histoire qui résonne bien au-delà de ses frontières géographiques.
L’accueil est à la hauteur des attentes. Dans les salles tunisiennes, le silence qui suit les projections témoigne de l’impact émotionnel du film. Cette œuvre de 89 minutes transforme une tragédie individuelle en expérience cinématographique universelle. Par ailleurs, elle est construite autour des véritables appels de détresse d’Hind Rajab. Cette fillette palestinienne de cinq ans a été tuée en janvier 2024.
Un film né d’un bouleversement personnel
L’histoire de cette création commence par un choc. En effet, en février 2024, Kaouther Ben Hania était en tournée promotionnelle pour « Les Filles d’Olfa » à Los Angeles. Lors d’un escale, elle entend les enregistrements des derniers appels d’Hind Rajab. La fillette était piégée dans une voiture criblée de balles. Elle suppliait pendant des heures qu’on vienne la sauver.
Cette découverte bouleverse la réalisatrice. Elle l’affecte au point qu’elle abandonne immédiatement tous ses autres projets. « Après avoir écouté l’enregistrement complet de 70 minutes, j’ai su, sans aucun doute, que je devais tout abandonner. Je devais faire ce film », confie-t-elle. En quelques mois, Ben Hania transforme cette urgence créatrice en long-métrage. Ainsi, elle prouve une fois de plus sa capacité à saisir l’époque dans ce qu’elle a de plus brûlant.
L’audace du témoignage direct
« La Voix de Hind Rajab » marque un tournant dans la filmographie de Ben Hania. Pour la première fois, elle utilise des enregistrements authentiques comme matériau principal de création. Ces 70 minutes d’appels de détresse représentent un défi artistique majeur. Comment transformer un témoignage brut en expérience cinématographique ?
La réalisatrice fait des choix formels audacieux. Selon ses déclarations, elle privilégie ce qu’elle ne montre pas. « La violence reste hors-champ », explique-t-elle. « Ce que je voulais, c’était me concentrer sur l’invisible : l’attente, la peur, le silence insoutenable quand les secours n’arrivent pas. » Cette esthétique de la retenue semble avoir profondément marqué le public vénitien. En effet, elle est documentée dans ses interviews.
L’ovation de près de 24 minutes reçue à Venise témoigne de cet impact émotionnel. Le film a battu le record d’applaudissements du festival. Il dépasse même « Le Labyrinthe de Pan » de Guillermo del Toro. Des spectateurs ont brandi des drapeaux palestiniens. Par ailleurs, l’équipe du film terminait en larmes. Cette réception exceptionnelle confirme donc la portée universelle d’une œuvre ancrée dans une tragédie spécifique.
Kaouther Ben Hania : l’art de transformer l’intime en universel
L’art de l’universel à partir du particulier
Cette capacité à transcender le particulier constitue la signature de Kaouther Ben Hania. Qu’il s’agisse d’Hind Rajab, d’Olfa Hamrouni ou de Sam le réfugié syrien, ses personnages partent d’histoires spécifiques. Cependant, ils révèlent des enjeux qui dépassent leurs contextes initiaux. Cette alchimie explique pourquoi ses films trouvent un écho international. En effet, elle transforme une tragédie palestinienne, une famille tunisienne ou un parcours migratoire en récits universels.
Son parcours illustre cette progression constante vers une maîtrise de plus en plus affirmée. Née dans une ville sans salle de cinéma, elle a forgé son regard grâce aux films Bollywood visionnés en VHS. Après des études de commerce, elle rejoint la Fémis à Paris. C’est là qu’elle développe ce langage cinématographique unique. Par ailleurs, celui-ci mêle exigence esthétique et engagement politique.
« L’Homme qui a vendu son dos » : une fable moderne
En 2020, « L’Homme qui a vendu son dos » révélait déjà cette capacité à transformer une anecdote en fable contemporaine. Le film raconte l’histoire de Sam, réfugié syrien. Il accepte de faire tatouer une œuvre d’art sur son dos pour obtenir un visa européen. Cette intrigue surréaliste devient sous la caméra de Ben Hania une métaphore puissante. En effet, elle traite de la marchandisation des corps et de l’art comme échappatoire.
Le film séduit par son originalité formelle. Ben Hania y développe une esthétique léchée, presque publicitaire. Celle-ci contraste avec la gravité du propos. Cette ironie visuelle amplifie la critique sociale. Par ailleurs, elle révèle l’absurdité d’un monde où l’art vaut plus que la vie humaine. La nomination aux Oscars 2021 dans la catégorie du meilleur film international confirme cette réussite artistique.
« Les Filles d’Olfa » : l’invention d’une forme nouvelle
Avec « Les Filles d’Olfa » en 2023, Ben Hania pousse encore plus loin l’innovation formelle. Ce documentaire hybride raconte l’histoire d’Olfa Hamrouni, mère tunisienne dont les deux filles aînées ont rejoint les rangs de Daech. Pour combler leur absence, la réalisatrice fait appel à des actrices professionnelles qui reconstituent les moments clés de cette tragédie familiale.
Cette approche révolutionnaire brouille les frontières entre documentaire et fiction. « Cette réalité que je suis en train de filmer n’existe pas en dehors du film. C’est-à-dire, il n’y a jamais d’acteurs qui arrivent pour jouer la vie des gens », explique la réalisatrice. Cette liberté lui permet de contrôler la dimension esthétique tout en préservant l’authenticité émotionnelle.
Le succès critique est immédiat. Le film remporte l’Œil d’or à Cannes 2023, puis le César du meilleur documentaire 2024. Plus que les récompenses, c’est la réception universelle qui frappe. « Il y a quelque chose de l’ordre de l’universel qui traverse ce film », note Ben Hania, ravie de voir des spectateurs du monde entier se reconnaître dans cette histoire tunisienne.
Une esthétique au service de l’émotion
Le travail de Kaouther Ben Hania se distingue par cette recherche constante d’une beauté qui amplifie l’émotion. Néanmoins, celle-ci ne la trahit jamais. Ses références cinématographiques puisent dans « la manière de filmer les visages de Bergman ». Selon elle, il est « le plus grand maître en la matière ». Cette influence se ressent dans sa façon de capter l’humanité de ses personnages. Cela fonctionne même dans les situations les plus extrêmes.
Dès « Le Challat de Tunis » en 2014, son premier long-métrage, elle développe cette approche singulière. Celle-ci mêle réalisme social et dimension onirique. Le film explore les mythologies urbaines tunisiennes. Il révèle déjà cette capacité à transformer la chronique locale en récit universel.
« Zaineb n’aime pas la neige » (2016) confirme cette maîtrise. Ce portrait d’une fillette confrontée au déménagement familial devient une méditation sur l’exil et l’enfance. En effet, l’action se déroule entre la Tunisie et le Canada. La patience de Ben Hania témoigne de sa volonté de laisser mûrir ses projets. Par ailleurs, elle tourne pendant six ans jusqu’à leur forme aboutie.
Une voix tunisienne qui porte loin
Kaouther Ben Hania incarne l’émergence d’une nouvelle génération de cinéastes tunisiens libérés des carcans de l’ancien régime. Ses films abordent frontalement des sujets longtemps tabous : la condition féminine, les violences politiques, les fractures identitaires. Cette liberté de ton, conquise après la révolution de 2011, lui permet d’explorer en profondeur les mutations de la société tunisienne. Mais son regard dépasse largement les frontières nationales, révélant des enjeux globaux à travers le prisme local.
L’impact en Tunisie : un miroir nécessaire
La sortie de « La Voix de Hind Rajab » en Tunisie revêt une dimension particulière. Le public tunisien découvre une œuvre qui porte sa signature artistique vers des sommets encore inexplorés. Cette reconnaissance internationale d’une cinéaste tunisienne constitue une fierté nationale, mais aussi un défi.
Le film interroge en effet notre rapport à la souffrance des autres, notre capacité d’empathie face aux tragédies lointaines. En donnant une voix à Hind Rajab, Ben Hania nous rappelle que derrière chaque conflit se cachent des histoires individuelles, des enfants dont les appels au secours méritent d’être entendus.
Cette leçon d’humanité résonne particulièrement en Tunisie, pays qui a vécu ses propres bouleversements et comprend la fragilité des équilibres sociaux. Le film devient ainsi miroir de nos propres questionnements sur la justice, la solidarité, la responsabilité collective.
Vers de nouveaux horizons créatifs
Forte de cette reconnaissance, Kaouther Ben Hania prépare déjà ses prochains projets. « Après avoir puisé dans le réel pour construire des récits contemporains, j’ai envie d’entreprendre le chemin inverse, c’est-à-dire de puiser dans mon imagination pour écrire un récit inédit de science-fiction », confie-t-elle.
Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large du cinéma tunisien post-révolution. Une nouvelle génération de réalisateurs émerge. Citons Ala Eddine Slim avec « The Last of Us », Leyla Bouzid et son « À peine j’ouvre les yeux ». Mentionnons également Mehdi Barsaoui avec « Un Fils ». Ces cinéastes explorent des territoires narratifs variés. Ils vont du thriller intimiste au drame social.
La question de la diffusion devient cruciale. Les plateformes internationales comme Netflix commencent à s’intéresser aux productions maghrébines. Cependant, le défi reste la visibilité locale. Comment faire que « La Voix de Hind Rajab » touche autant le public tunisien que les festivals européens ? Cette équation complexe détermine l’avenir d’un cinéma national. Celui-ci aspire à rayonner sans perdre ses racines.
En attendant ces futures créations, le film de Ben Hania confirme la vitalité créative tunisienne. Il témoigne d’un cinéma qui sait parler au monde sans renier ses origines, porté par des voix qui transforment l’actualité en art durable.
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