De nombreuses personnes se sentent à l’étroit dans un rôle que la société leur impose. Voici pourquoi nous sommes souvent attirés par les personnalités atypiques, ces personnages ambiguës. C’est probablament de ce qui se produit lorsque nous rencontrons ces individus que Robert Green appelle Dandy, dans son livre The Art of Seduction.
Les dandys nous interpellent parce qu’ils ne se soumettent à aucune nomenclature. Nous leur envions leur liberté et leur anticonformisme. Ils acceptent pleinement, leurs parts de féminité et de masculinité et façonnent leur propre image sans se soumettre aux diktats de la mode. Ce qui surprend toujours dans des milieux caractérisés par leur suivisme. Nous les trouvons mystérieux. Insaisissables. Robert Green attribue le nom Dandy féminin aux hommes et celui de Dandy masculin, auquel nous nous intéressons ici, aux femmes.
Le Dandy masculin: l’exemple de Lou Andreas-Salomé
Dans les années 1870, Hendrik Gillot, un prêtre d’origine hollandaise, était le chouchou de l’intelligentsia de Saint-Pétersbourg. Brillant orateur, jeune, beau, libéral et peu orthodoxe, il était bien versé dans la philosophie et la littérature. Il prêchait une sorte de christianisme éclairé et était adoré des femmes de sa congrégation. Marié et père de deux enfants, sa vie allait changer lorsqu’il rencontrât en 1878 la jeune Lou Von Salomé, dont il tomba éperdument amoureux. Il avait 42 ans, elle en avait 17).
Lou était une jolie blonde aux grands yeux bleus et au regard rayonnant et lumineux. Elle lisait beaucoup, et s’intéressait, malgré sa jeunesse, à des problèmes philosophiques et des questions religieuses. Son intensité, son intelligence, sa vivacité envoûtèrent le pasteur qui rêvait de «modeler à sa guise cette exceptionnelle matière, vierge et disponible». Et là où l’homme brûlait de désir au point de vouloir quitter femme et enfants, Lou se découvre une faim insatiable de connaissance. Elle lui donna son âme, lui confia sa pensée et le laissa modeler ses idées. Elle étudia auprès de lui Kant, Kierkegaard, Leibniz, Spinoza, Rousseau et les moralistes français. Elle s’initia à la poésie et s’intéressa à l’histoire des religions, l’hindouisme, l’islam et les superstitions primitives.
Lou quitta le premier homme de sa vie lorsqu’il lui proposa le mariage: «Ce que j’avais adoré déserta tout d’un coup mon cœur et mon esprit, et me devint étranger», écrira-t-elle plus tard. En 1880, Lou Von Salomé part pour Zurich. Elle étudie l’histoire des religions et d’esthétique, la métaphysique et suit des cours de logique. Ses professeurs diront d’elle que «C’est un diamant».
De santé fragile, son médecin lui prescrit en 1882 le soleil italien. Elle se rend à Rome et rencontre le philosophe prussien Paul Rée. Les idées de Lou sur Dieu et le christianisme lui rappelaient celles de son ami, Friedrich Nietzsche. Sur l’insistance de Lou, Rée invite le philosophe allemand, alors en séjour à Gênes, à les rejoindre. Lors de leur première rencontre et de la longue conversation qui s’en suivit, Nietzsche admira les plus beaux yeux qu’il ait jamais vus. Les yeux de Lou s’animaient d’une lumière si intense qu’il ne put y résister. Le philosophe allemand, tout comme le philosophe prussien, tombe passionnément amoureux de la jeune femme qui refusera de se donner à l’un et à l’autre. Des hommes de pensée, Lou préfère la pensée. Nietzsche lui écrit «Je sens en vous tous les élans de l’âme supérieure, je n’aime rien d’autre en vous que ces élans.» Ou encore: «Je renonce volontiers à toute intimité et à toute proximité, si seulement je puis être assuré de ceci: que nous nous sentions unis en ce à quoi les âmes communes n’accèdent pas.» Sa liberté de pensée choque la sœur du philosophe et future adepte du nazisme, Élisabeth Nietzsche, pour qui « la terrible Russe », n’est qu’une « vermine nuisible ». Elle demandera à son frère de choisir entre elle et Lou… Il choisit Lou. Quand celle-ci refusa de l’épouser pour la deuxième fois, le philosophe fut dévasté. Désespéré, il écrira en dix jours, en février 1883, la première partie d’un livre qu’elle inspira Ainsi parlait Zarathoustra. Dans une lettre datée du printemps 1884 Nietzsche dit : « Parmi toutes les rencontres que j’ai faites, celles avec Mlle Salomé est pour moi la plus précieuse et la plus fructueuse. Disons seulement depuis ces relations que je suis mûr pour mon Zarathoustra » À partir de là, Salomé sera connue dans toute l’Europe comme la femme qui brisa le cœur de Nietzsche.
Lou a 26 ans lorsqu’elle épousa Friedrich Carl Andreas (âgé de 41). Ils seront mariés pendant près de quarante-trois ans. Elle ne maintient pas de relation exclusive et elle enchaîne les relations parallèles et les amants. Partout où elle passe, elle crée une vive émotion auprès des hommes fascinés par son intelligence et par une fermeté correspondant plutôt à une nature… masculine. En 1897, elle rencontre l’écrivain autrichien Rainer Maria Rilke. L’amour de Lou, la rigueur de sa réflexion, transforment la vie et l’œuvre du jeune écrivain. Elle corrige sa poésie, impose de la discipline à une plume trop romantique. Le poète était fasciné par cette énergie que ses contemporains qualifient de masculine. Puis lui écrit : «Jamais auparavant, dans ma tâtonnante hésitation, je n’avais aussi fortement senti la vie, cru dans le présent et reconnu l’avenir. (…) Tout ceci arriva parce que j’eus la chance de te rencontrer à un moment où j’étais en danger de me perdre dans l’absence de formes. » De 4 ans de son cadet, Lou finira par se lasser de la dépendance enfantine du jeune homme envers elle. La séductrice met un terme à leur relation amoureuse qui dura trois ans, mais veille à ce que leur rapport se transforme en amitié et tendresse. Elle partage sa dernière longue aventure de « connaissance de soi à travers l’autre » avec Sigmund Freud qu’elle rencontre en 1911.
Lou Andreas-Salomé suscitait les mêmes émotions chez presque tous les hommes qu’elle rencontrait: confusion et excitation, les deux pré-requis d’une séduction réussie. Elle enivrait par cet étrange mélange de caractère masculin et d’allure féminine. Elle était belle. Ses manières gracieuses. Son sourire rayonnant. Seulement son indépendance, sa nature intensément analytique la rendaient étrangement masculine. Cette ambiguïté se percevait dans son regard : on lui trouvait des yeux doux et sondant. Et les hommes qui la rencontraient voulaient, tous, mieux la connaitre. Elle suscitait une forme de désir réprimé. Elle était anticonformiste et rayonnait d’une sexualité interdite que certains hommes n’hésitaient pas à qualifier de dangereuse et de diabolique.
Lou Andreas-Salomé incarne à la perfection ce que Robert Green qualifie de Dandy masculin : une femme qui inverse le modèle conventionnel de la supériorité masculine en matière d’amour et de séduction.
Comprenons qu’une femme «purement féminine » éveille le désir de l’homme tout en étant vulnérable à l’intérêt capricieux de l’homme, tandis que le dandy masculin garde suffisamment de distance et demeure assez détaché pour capter l’attention et la conserver.
Comprendre la psychologie « Dandy »
Ces personnes déstabilisent complètement leur partenaire en utilisant leur propre comportement contre eux. Les hommes se trouvent intrigués et désarmés. Peu d’entre eux résistent au challenge incarné par ce genre de femme.
La plupart des personnes sont conformes à ce qui constitue la norme de leur époque et jouent le rôle qui leur est attribué. La conformité est une constante qui régit les rapports entre les hommes. La révolution anti-normes est aussi une constante chez certaines personnes, même si cette rébellion s’exprime différemment selon les époques. C’est peut-être ce qui caractérise l’esprit du dandysme. Le Dandy incarne une différence réelle et radicale dans l’apparence et les manières. La raison pour laquelle ils nous attirent tant. Il est par nature, rare. Il cultive son altérité esthétique sans jamais tomber dans la vulgarité. Il ne suit pas les tendances et ne s’intéresse pas à ce que les autres font. Sa confiance lui assure l’admiration de ceux qui n’osent pas faire autrement. La finesse du Dandy réside dans son dédain pour la convention. Son but n’est pas d’attirer l’attention et il exprime sa différence par petites touches subtiles: le gilet rouge de Théophile Gautier, le costume en velours vert d’Oscar Wilde, les perruques argentées d’Andy Warhol, les bottes d’équitation que portait Georges Sand dans les rues de Paris…
Néanmoins, l’anticonformisme Dandy va au-delà de son apparence. Ce qui le distingue vraiment, c’est son rapport à la vie. Son impudence, son insolence vis-à-vis des conventions sociales. Avec les dandys, chaque détail de la vie est une aventure esthétique. Ils demeurent dotés d’une sorte de travestisme mental : à savoir la capacité d’entrer dans l’esprit du sexe opposé, d’en adopter les goûts et les attitudes, de s’adapter à leur mode de pensée. Et c’est probablement l’un de leurs plus grands atouts séduction. Ce travestisme mental se charge d’un érotisme que Freud nous explique : la libido humaine est essentiellement bisexuelle. Marlène Dietrich faisait fureur parmi les hommes et le cinéaste Kenneth Anger nous dit que le charme androgyne de Mick Jagger exerce une grande fascination sur les jeunes filles.
Dans un monde où l’apparence règne en maître, le point fort du Dandy est ce qui constitue son point faible : il transgresse, sans le chercher, sans le vouloir, le rôle lié aux genres. Tant qu’il séduit passionnément les uns, il est source d’anxiété pour les autres. Les dandys trouveront souvent une opposition féroce parmi les personnes du même sexe. Elizabeth Nietzsche a mené une campagne virulente dans la presse européenne contre Lou Andreas-Salomé après la mort du philosophe et Valentino s’engage dans un match de boxe pour prouver sa masculinité. Ce qui est certain, c’est que le Dandy laisse rarement indifférent.
Le dandysme en très bref
Le ‘Dandysme’ est non seulement un courant de mode né à la fin du 18ème siècle en Angleterre, mais aussi d’une recherche de l’intelligence et de l’irrévérence. Le dandysme s’exprime aussi bien à travers le style vestimentaire que le langage. Son esthétique n’est pas figée et il prend des formes variables. Ainsi le dandysme d’un Oscar Wilde est complètement différent de celui d’un George Brummel, mieux connu sous le nom de Beau Brummel.
Par : Houda Chouk
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